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Site officiel de la poétesse
Silviane Le Menn
En langue bretonne "abadennoù" est le pluriel de "abadenn" qui signifie : affaire, partie (de jeu), séance, représentation (théâtrale), instant, moment.
 
 
Silviane Le Menn, webmaster
 
 
 

 

 
 
 

 

 
 
 
 
 
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Littérature
 
 
NIF
ET LA FAMILLE BIENASSIS
 
 
Fañch, je le connais depuis longtemps. Rencontres, par hasard, une ou deux fois l’an, le soir, là où il y a de la musique et de la danse bretonne. Cheveux poivre et sel frisottants, courts devant, longs sur la nuque. Regard myope à travers des lunettes qui dérapent immanquablement le long de l’arrête du nez. Timide ? Mal à l’aise. Avec lui-même et les autres. Bousculade des mots, bouche à peine entr’ouverte, tête baissée, avant de parvenir à exprimer clairement sa pensée. Léger défaut d’élocution. Homme baroque. Très sympathique une fois le contact établi. Solitaire. Pas vraiment mince. Pas petit non plus. Sauvage ?

Seul. Non-conformiste. Antécédents dépressifs. Comme tout le monde... plus ou moins... Déprimé
en alternance, semi déprimé en permanence. Ami inséparable de barres de chocolat de secours qu’il sort d’une poche quelconque, mine de rien. Il ne partage pas. C’est pour son moral, son hypoglycémie à lui. Mars et ça repart ! Enthousiasmé par tout et rien. Personnage extra-ordinaire ! Homme en apparence si ordinaire, en vérité, hors de l’ordinaire.

Il (Fañch) parle.
– …atelier… atelier d’écriture…
– Ah ! toi aussi tu écris Fañch ? C’est bien... Fañch...
– Si tu veux, tu "tu" me ramènes chez moi, je n’ai pas "pas" de voiture. On "on" discute, on boit un "un" verre et je te lis l’histoire que "que" je viens d’écrire à "à" l’atelier d’écriture de la Maison pour "pour" Tous.
– Ok ! On y va…


– C’est ici chez toi, Fañch ?
– Oui, juste en "en" face de la "la" passerelle pour traverser sans "sans" danger la ligne de "de" chemin de fer. Attention, il "il" fait noir. À cette heure, il n’y a "a" plus d’éclairage public. Attends ici,
à l’entrée du "du" jardin, le temps que "que" j’ouvre la porte de la "la" maison et que j’allume dans "dans" l’entrée. C’est bon, tu "tu" peux venir, attention, il y a deux "deux" marches à descendre. Entre…
– Ok, Fañch, mais je ne reste pas longtemps. Trois heures du mat ! Le marchand de sable est passé depuis longtemps !

Décor kitch et destroy. Décoration fantaisiste et aléatoire d’un célibataire quadragénaire. Table
bois, ancienne, toile cirée désuète, encombrants reliefs du dernier dîner « pain pâté – jambon – saucisson – cornichons – bière » côtoyant des livres breizh en langue bretonne, revues écologistes, articles anti-nucléaires, moitié de gâteau marbré au chocolat de fabrication industrielle et… inévitables tablettes et barres de chocolat. De toute évidence, ça le rassure de voir sa réserve de chocolat, au cas où ! Chacun compense les manques comme il peut. Il pousse le fouillis. Repousse les miettes de la tranche de la main droite. Il est droitier.

– Je vais te "te" lire ce que j’ai "j’ai" écrit… à l’atelier d’écriture, on "on" est cinq avec l’animatrice.
Je "je" suis le seul homme !


Il lit :

« Je me réjouirai lorsque, se réveillant brusquement en sursaut, mes ancêtres découvriront leur descendance encore juvénile dans l’attente d’une sépulture véritable. J’aurai alors vécu un long parcours de destruction, d’autodestruction où m’aura conduit une fantastique vie de débauche, pleinement assouvie et
très libératrice.
Par une belle journée de printemps 2002, le soleil radieux et chaudement agréable fait place à une longue soirée diluvienne. Plus aucun bistrot n’a daigné accueillir Nif. Après un refus de l’Auberge
de la Charité, notre bon ami piétine lourdement le pavé de la place du village à la recherche d’une direction incertaine, tant la pluie s’abat à ses pieds qui n’ont pas la force d’avancer.

Subitement, durant une brève accalmie, après un brin d’agitation, Nif s’élance bruyamment,
traverse la place, comme en courant, soulevant ses petites jambes chaussées de vieilles bottes
de cuir au-dessus des grosses flaques d’eau et s’engouffre dans la rue de l’école des sœurs, empli de beaucoup d’intentions. L’eau de pluie s’écoule rapidement dans les profondes crevasses de la chaussée en pente et déborde des fossés gorgés de liquide.

Nif, ralentissant, s’avance l’allure alourdie par les bottes détrempées. Il chemine lentement et longtemps dans la gadoue ; elle le mène vers un grand pré spongieux où il a la force de se mouvoir pour rejoindre l’étang, sautillant au-dessus de l’eau pour s’enfoncer désespérément dans la profondeur. Les mollets, les cuisses, la ceinture et le buste disparaissent les uns après les autres ; jusqu’où aller, quand s’arrêter ? Le cou suivra, le menton sera trempé. Nif s’arrête, semble s’arrêter maintenant ; mais qui observerait ses lèvres s’ensevelir sous l’eau ?
– Mon nez se bouche, il prend l’eau, constate le naufragé.

Toutefois, inconscient du froid humide, il n’a cure et progresse toujours vers le bas-fond sans idée de retour. Il suffoque, il ne peut résister, il ne proteste pas. La tête est un instant immobile, puis se recouvre d’eau ; le corps reste vertical dans la masse froide, et, englouti, rigide comme un socle, il bascule dans l’obscure solitude. Il s’allonge au fil de l’eau et glisse lentement sur le ruisseau de l’étang se déplaçant à la vitesse des eaux grossies par la quantité de pluie tombée ces dernières heures. Il cherche et trouve petit à petit le chemin du voyage qu’il entreprend enfin, le voyage que Nif a de toute éternité évoqué dans les hostelleries du pays. Descendant le modeste cours d’eau, puis un plus grand, le corps atteint bientôt la rivière ; il montera et descendra la marée comme les bateaux. Nif s’en va ainsi : quittant le Stang, il gagne le Trev, l’Enez Vihan…

Au lendemain d’une forte tempête, le corps s’échoue sur un îlot rocheux. Un bassier le découvrira,
la nouvelle fera la une du journal local. L’enquête prononcera la noyade remontant à une semaine. À l’Auberge de la Charité, chacun s’excite à l’idée qu’il puisse s’agir de Nif disparu depuis que l’on mit fin à ses dettes. Le « C’était un brave gars ! » circule sur toutes les lèvres.

Chez les Bienassis il y a remue ménage ; Yves Bienassis y va très fort :
– Le rejeton, il n’ira pas dans la tombe !
et Yvette Bienassis, sa femme, marmonne pleurnichant :
– Notre fils a droit à une sépulture.

Lorsque le corps eut fait le chemin du retour au village, Monsieur le Maire proposa à la famille de placer la dépouille sur une plate de fortune, de l’inonder d’essence et d’y mettre le feu au milieu de la rivière selon les volontés que le défunt avait manifestées publiquement de son vivant. Dans la nuit très sombre, le vent frais active les flammes qui dérivent descendant le courant et vers lesquelles les participants à la cérémonie ont tous l’œil rivé. Les chansons de Nif déambulant ivre dans ses nuits solitaires viennent à chacun. Sans chagrin, ils voient les flammes s’éteindre et la barcasse sombrer dans l’obscurité. Alors, un pincement de bonheur saisissant chacun, ils lancent ensemble un puissant et unanime dernier « Salud ! » à celui qui durant sa courte et bonne vie défiait tout et
le reste, chacun et tous. »

Religieusement, respectueusement, écarquillant les yeux compte tenu de l’heure tardive tardive, jusqu’au bout, j’écoute la lecture de son texte sans perdre une bribe.

Content de lui. Grand sourire. Questionneur.
– C’est bien ?
– Oui, Fañch, oui... c’est très intéressant, il y a de l’idée, du style, c’est un texte captivant. Bien sûr,
il n’est pas parfait, il faudrait faire des corrections pour l’améliorer mais, le plus important : ton texte vient des tripes, il a du souffle ; après ce n’est qu’une question de mise en forme.

Sourire béat. Content, content, Fañch, près de la passerelle pour traverser sans danger la ligne
de chemin de fer !...

Et si l’écriture était une passerelle pour passer du rien à quelque chose de soi, de soi-même, du fond de soi ? Oui, c’est ça, une passerelle.

Passer de l’imaginaire à la matérialisation de l’idée sur le papier. Imprimer ainsi émotion, sentiment, mémoire consciente, inconsciente. Une passerelle pour aller de l’invisible au visible. De l'indicible
au lisible.
Bon ! Maintenant, je dois rentrer, j’y vais ! Il est vraiment tard, je suis fatiguée. Merci pour ta lecture Fañch. J’ai bien aimé. Écris encore Fañch.

Silviane Le Menn
Moi ? Je galère, je rame, je patauge dans la choucroute, je pédale dans le yaourt. Un jour sur deux, je déprime. Comme toi ! Seule avec ma réserve de chocolat, mes lunettes de myope et mes cheveux grisonnants. Seule différence : moi, je suis déjà classée dans la catégorie quinquagénaire.

– Oui… oui… j’écris… comme manger, boire, dormir, rêver, penser, respirer… J’écris comme je respire, j’écris… oui… c’est génétique sûrement ou psychosomatique… oui, Fañch… c’est bien d’écrire, ça aide…

 
Publier ? Trouver un éditeur ? Alors là, c’est un autre problème. Trouver un éditeur ? J’ai essayé, mais il faut se lever de bonne heure. C’est la croix et la bannière ! À moins d’être un génie ou une personnalité hyper méga médiatique ! Mais je ne suis ni star, ni journaliste en vogue, ni « la putain
de la république », ni agrégée de lettres, ni speakerine à la télévision… Je ne suis rien. Les écrivains débutants - ou modestes - savent pertinemment que c’est un vrai marathon pour trouver un éditeur. Plus tard, je verrais… On verra… Ou on ne verra pas… parce qu’un grand éditeur veut être quasiment sûr à l’avance que le bouquin sera « commercial » et rapportera gros, comme le loto ! Éditeur, c’est un vrai business ! Quant aux petits éditeurs, ils ont des budgets limités et, la plupart
du temps, ont peur de prendre des risques. Je les comprends !

L’école étant obligatoire et les études se prolongeant, il y a de plus en plus d’écrivains. Aujourd’hui, un grand nombre de personnes veut se raconter, relater sa vie, écrire son auto-biographie, exprimer ses idées, ses sentiments, ses connaissances, inventer des histoires, écrire des romans, des polars… bref ! l’artiste qui sommeille en chacun de nous a le désir avoué ou secret de créer une œuvre et surtout d’être publié afin de passer à la postérité… Mais les places sont chères,
la compétition est implacable et le soleil ne brille pas pour tout le monde !
 
– Allez Fañch ! Bon, cette fois, je m’en vais. J’interromps là cette diatribe ! Kenavo Fañch !
Bonne nuit Fañch ! Enfin… pour le peu de nuit qu’il nous reste !
 
 
 
© Silviane Le Menn et Fañch
 
 
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Dernière mise à jour lundi 29.01.2018 11:45
 
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