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Site officiel de la poétesse
Silviane Le Menn
En langue bretonne "abadennoù" est le pluriel de "abadenn" qui signifie : affaire, partie (de jeu), séance, représentation (théâtrale), instant, moment.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 
 
 
 

 

 
 
 
 
 
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L’ALCOOLIQUE
 
 
C’était le soir que « ma voix » m’avait parlé, m’annonçant la mort
de Bernard
, mon ex. Le temps était d’enfer ! Charivari au ciel !

Brassage vif de feuilles neuves ! Suicide des bourgeons du printemps débutant. Le vent dominait violemment la nuit, jeune encore, fouettant mon esprit, cinglant l’air avec la violence d’un homme cognant
sa femme apeurée par ses cris.

 
C’était le soir que « ma voix », en osmose avec la vaste pensée universelle, avait mis sa pensée dans ma propre pensée. Incisant mon cerveau, réveillant la mémoire du passé, elle y avait déposé la vision de la vie future.

Vie ! Mort ! « Ma voix », tel un double » penché sur moi, m’avait susurré ce secret :
Bernard était au bout du rouleau ! C’était le soir de sa tempête de fin de vie.
Le foie en compote, le cœur détruit, les reins en éponge, l’estomac confit, les doigts raides baguettes de bois mort, la peau sur les os.

Ça me rappelait un poème écrit il y a bien des années.

Bernard était donc au bout du rouleau en ce printemps plus que tonique. 59 ans seulement,
dans 8 jours pile ! L’alcool conserve, peut-être, mais surtout l’alcool tue.

Frissons ! Je ne sus si c’était cette folle et anachronique tempête d’avril ou l’émotion morbide
de la perspective de sa mort annoncée. En tout cas, mon ressenti émotionnel correspondait
à une sensation d’actualité qui me donna la chair de poule. Fluide glacial.

C’était ce moment que « mon alter ego » avait choisi pour me montrer « le livre » : accumulation
de pages blanches qu’il me faudrait remplir. Sur chaque page vierge, je devrais écrire la description d’un cliché correspondant à la réactivation d’une zone de ma mémoire.
Les souvenirs qui s’allumeraient en premier seraient ceux qui étaient le plus chargés en émotion.

Nul doute que la mémoire comporte un nombre invraisemblable de petits coffres où sont classées, archivées, les mémoires vives de chaque événement. Chaque impression reste gravée dans notre mémoire. On peut refermer le tiroir, mais l’image demeure à jamais à l’intérieur.
La mémoire est la signature indélébile de chaque individu. Conscient ou inconscient, chacun trimballe sa collection de disques durs dans sa mémoire personnelle car – et ce sera définitivement prouvé par les scientifiques – le cerveau humain fonctionne à l’identique d’un ordinateur. L’homme n’a rien inventé. Il n’a fait que copier la Nature. La mémoire est immortelle.

Impossible de comptabiliser les émotions, les souvenirs. Nous sommes contraints de les aimer,
nos souvenirs – heureux ou malheureux – car notre mémoire est nous-même. Que devenons-nous si nous ne nous aimons pas nous-même ? Obligés d’aimer notre propre histoire pour ne pas se renier. Alors notre histoire, nous pouvons la raconter, mais il faut d’abord du courage pour fouiller dans tous nos tiroirs plus ou moins poussiéreux.
Tiroirs obscurs. Tiroirs au contenu oublié. Tiroirs tabous.

En sa qualité de propriétaire de la grande armoire du temps individuel, notre « être essentiel »
en possède la clé, bondée de casiers, d’étagères, de tiroirs, souvent secrets. Une vraie salle
des archives souterraine pour chacun. Impossible de refouler éternellement nos émotions,
nos souvenirs : ils sont « Nous ».

Ce doit être le principe de base de la théorie de la réincarnation. Incursion dans le domaine philosophique et théosophique… Propos discursifs ou intuitifs ?

Mon « être psy» – entité cosmique immatérielle, interstellaire, éternelle et universelle – m’ouvrit
en premier le tiroir où était rangée la mémoire du jour de l’accouchement de mon premier
enfant. Certains détails y étaient tout frais, fidèles à l’actualité du moment comme la couleur brune
du manche à balai en bois vernis et les poils noirs en soie naturelle de la brosse. Je maniais consciencieusement cet instrument quotidien de brave ménagère, après dîner, rassemblant
les miettes de pain jonchant le sol carrelé gris et rouge tomette juste après avoir perdu aux toilettes
le bouchon de mucus. Cette perte naturelle annonçait la perte des eaux et l’arrivée de mon bébé.

L’air hébété, abruti comme chaque soir par son alcoolisme chronique, Bernard obéissait sans mot dire à mes consignes. Il me conduisit sans précipitation jusqu’à la clinique, distante de 5 km seulement. (Surprenant d’avoir une maternité si près de chez soi lorsqu’on habite dans un bourg
de campagne en Bretagne !
).

À l’accueil, je fus déjà contrariée. Je reconnus la gardienne de nuit : Suzanne, une ancienne voisine que je n’aimais pas beaucoup, j’ignorais pourquoi. Question de feeling sans doute.
J’étais à sa merci. Il me faudrait faire avec… contre mauvaise fortune, bon cœur ! Finalement,
elle s’occupa très aimablement de moi cette nuit-là alors que je paniquais durant des heures, noyée dans les soubresauts de violentes contractions.

Pendant ce temps, mon tendre époux (!) ronflait positivement, étendu sur un lit d’appoint
au pied de ma couche médicalisée.

Bernard dormait comme une masse, totalement sourd à mes cris de douleur, indifférent
à l’approche du moment exceptionnel de la naissance de notre enfant, un nouveau petit être vivant sur la terre, vie fragile qu’il faudrait protéger et aimer de toutes nos forces !

Indifférent vous dis-je, inconscient, anesthésié, absent : l’alcool, stupéfiant somnifère !

 
BERNARD

 

Mon ex mari, Bernard FEHLEN,
content d'avoir été invité à mon anniversaire
en mai 1998 à Dinéault (Finistère)
 
Bernard est décédé
des suites d'une cirrhose décompensée
ayant provoqué un choc septique (septicémie)
 
 
 
 
© Silviane Le Menn
 
 
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Dernière mise à jour lundi 29.01.2018 11:36
 
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