C’était
le soir que « ma voix », en osmose avec
la vaste pensée universelle, avait mis sa pensée
dans ma propre pensée. Incisant mon cerveau,
réveillant la mémoire du passé,
elle y avait déposé la vision de la vie
future.
Vie ! Mort ! « Ma voix », tel un
double » penché sur moi, m’avait
susurré ce secret :
Bernard était au bout du
rouleau ! C’était le soir de sa tempête
de fin de vie.
Le foie en compote, le cœur détruit,
les reins en éponge, l’estomac confit, les doigts raides baguettes de bois mort, la peau sur
les os.
Ça me rappelait un poème écrit
il y a bien des années.
Bernard était donc
au bout du rouleau en ce printemps plus que tonique. 59 ans seulement,
dans 8 jours pile ! L’alcool
conserve, peut-être, mais surtout l’alcool
tue.
Frissons
! Je ne sus si c’était cette folle et anachronique
tempête d’avril ou l’émotion
morbide
de la perspective de sa mort annoncée.
En tout cas, mon ressenti émotionnel correspondait
à une sensation d’actualité qui
me donna la chair de poule. Fluide glacial.
C’était ce moment que « mon alter ego » avait choisi
pour me montrer « le livre » : accumulation
de pages blanches qu’il me faudrait remplir. Sur
chaque page vierge, je devrais écrire la description
d’un cliché correspondant à la réactivation
d’une zone de ma mémoire.
Les souvenirs
qui s’allumeraient en premier seraient ceux qui
étaient le plus chargés en émotion.
Nul doute
que la mémoire comporte un nombre invraisemblable
de petits coffres où sont classées, archivées,
les mémoires vives de chaque événement.
Chaque impression reste gravée dans notre mémoire.
On peut refermer le tiroir, mais l’image demeure
à jamais à l’intérieur.
La
mémoire est la signature indélébile
de chaque individu. Conscient ou inconscient, chacun
trimballe sa collection de disques durs dans sa mémoire personnelle car – et ce sera définitivement
prouvé par les scientifiques – le cerveau humain fonctionne à l’identique d’un
ordinateur. L’homme n’a rien inventé.
Il n’a fait que copier la Nature. La mémoire est immortelle.
Impossible de comptabiliser les émotions,
les souvenirs. Nous sommes contraints de les aimer,
nos souvenirs – heureux ou malheureux –
car notre mémoire est nous-même. Que devenons-nous
si nous ne nous aimons pas nous-même ? Obligés
d’aimer notre propre histoire pour ne pas se renier.
Alors notre histoire, nous pouvons la raconter, mais
il faut d’abord du courage pour fouiller dans
tous nos tiroirs plus ou moins poussiéreux.
Tiroirs obscurs. Tiroirs au contenu oublié. Tiroirs tabous.
En sa qualité de propriétaire de la grande
armoire du temps individuel, notre « être
essentiel »
en possède la clé, bondée
de casiers, d’étagères, de tiroirs,
souvent secrets. Une vraie salle
des archives souterraine
pour chacun. Impossible de refouler éternellement
nos émotions,
nos souvenirs : ils sont «
Nous ».
Ce doit être le principe de base
de la théorie de la réincarnation. Incursion
dans le domaine philosophique et théosophique… Propos discursifs ou intuitifs ?
Mon «
être psy» – entité cosmique
immatérielle, interstellaire, éternelle
et universelle – m’ouvrit
en premier le
tiroir où était rangée la mémoire du jour de l’accouchement de mon premier
enfant.
Certains détails y étaient tout frais,
fidèles à l’actualité du
moment comme la couleur brune
du manche à balai en bois vernis et les poils noirs en soie naturelle
de la brosse. Je maniais consciencieusement cet instrument
quotidien de brave ménagère, après
dîner, rassemblant
les miettes de pain jonchant
le sol carrelé gris et rouge tomette juste après
avoir perdu aux toilettes
le bouchon de mucus. Cette
perte naturelle annonçait la perte des eaux et
l’arrivée de mon bébé.
L’air
hébété, abruti comme chaque soir
par son alcoolisme chronique, Bernard obéissait sans
mot dire à mes consignes. Il me conduisit sans
précipitation jusqu’à la clinique,
distante de 5 km seulement. (Surprenant d’avoir
une maternité si près de chez soi lorsqu’on
habite dans un bourg
de campagne en Bretagne !).
À
l’accueil, je fus déjà contrariée.
Je reconnus la gardienne de nuit : Suzanne, une ancienne
voisine que je n’aimais pas beaucoup, j’ignorais
pourquoi. Question de feeling sans doute.
J’étais
à sa merci. Il me faudrait faire avec…
contre mauvaise fortune, bon cœur ! Finalement,
elle s’occupa très aimablement de moi cette nuit-là alors que je paniquais durant des heures,
noyée dans les soubresauts de violentes contractions.
Pendant ce temps, mon tendre époux (!) ronflait positivement, étendu sur un lit d’appoint
au pied de ma couche médicalisée.
Bernard dormait comme une masse, totalement sourd à mes cris
de douleur, indifférent
à l’approche
du moment exceptionnel de la naissance de notre enfant,
un nouveau petit être vivant sur la terre, vie
fragile qu’il faudrait protéger et aimer de toutes nos forces !
Indifférent vous dis-je,
inconscient, anesthésié, absent : l’alcool,
stupéfiant somnifère ! |