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Site officiel de la poétesse
Silviane Le Menn
En langue bretonne "abadennoù" est le pluriel de "abadenn" qui signifie : affaire, partie (de jeu), séance, représentation (théâtrale), instant, moment.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 
 
 

 

 
 
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DEUX CRÂNES
POUR UN CORPS !

Soldat inconnu sans triomphe
Silviane Le Menn

 
Ma grand-mère, Marie Autret veuve Courtay
Châteaulin, le…...... Ma grand-mère est morte. Je ne me rappelle pas la date. Ma mère sait. Ça fait un certain temps, quelques années…
Ma tante sait : en 1980. Mon grand-père, lui, est mort depuis longtemps, je n'étais même pas née. Tuberculose. Né en 1894,
décédé en 1942 : ma tante a une bonne mémoire.

Il était couvreur et... braconnier pour survivre quand on est pauvre ! Autrefois, comme aujourd’hui, les gens étaient obligés d'user du
« système D » .

Une épicerie bistrot de campagne, quelques lopins de terre,
une jument de labour, deux vaches, un cochon, une dizaine
de poules et de poulets
Un plus pour une famille de quatre personnes : Marie, la mère qui s’était mariée à 19 ans,
Yves
, le père 10 ans plus âgé, et les deux filles, Jeannette et Anna. Presque du même âge,
vrais garçons manqués, grimpant aux arbres… des rapides… deux casse-cou !


C'est drôle, je me souviens du grand-père… pourtant je ne l'ai pas connu.
J'ai l'impression de l'avoir vu en vrai, en chair et en os... J’ai des visions !
 
Marie, la grand-mère, vient de mourir des « suites d’une longue
maladie
». Avec ma tante, direction le cimetière d’Édern, pour récupérer les « restes mortels » du grand-père… Sur l'autorisation administrative signée par le Maire, il est écrit : « Autorisation d'exhumer les restes mortels de Monsieur Yves Courtay ». Le croque-mort nous attend. Cimetière d'Édern... le même que celui de Jean-Edern Hallier, l'écrivain parisien-breton passionné, provocateur, fervent de polémique.
Mémée, sa mère et ses soeurs, à Kergoat
 
Calvaire de Edern
Tout en haut du cimetière, dans la petite cabane à outils qui sert de débarras, posé à terre, un grand sac en plastique « Fertilisant à base de nitrate ».

C'est écrit dessus, en vert, marron et gris ! Un sac de récupération… terreux, sale... Les mairies de campagne n’ont pas de budget pour déposer d’anciens
« restes mortels exhumés » dans des sacs poubelle propres et neufs !!!

Dans le vieux sac d’engrais sont rassemblés les os de pépé, ses ossements (s’impose à mon esprit une association d’idée avec le jeu d'osselets de mon enfance).

En vrac, fémurs, côtes, vertèbres, os iliaque, enfin tout (en principe, car on n’a pas compté !) et même davantage

Le fosseyeur nous explique : – Il y a un problème !

Je regarde ma tante d’un air ahuri tandis que le gardien du cimetière se penche, plonge la main dans le sac et en extrait un premier crâne, puis un second... et les dépose sans gêne sur la vieille table à tout faire (et même probablement son casse-croûte de 10 h) !
 
– Vous comprenez… avant… le cimetière d’Édern entourait l'église au milieu du Bourg. Alors... après la guerre 39-45, on a déménagé le cimetière parce qu'il n'y avait plus de place et ce n'était plus la mode… Dans le « carré des indigents » où était enterré votre grand-père,
eh ! ben... certains ossements ont été mélangés.

Pour certaines tombes on ne sait plus très bien qui est qui. Donc dans la fosse du grand-père, j'ai trouvé deux crânes. Il y a eu des parachutistes américains ou anglais qui ont été tués et enterrés ici à la va-vite pendant la guerre. Un de ces crânes-ci doit appartenir à un de ces gars-là.


Ben dis donc ! Ça alors ! Il n’y a qu’à moi que ça arrive des trucs pareils ! Du coin de l’œil, j’observe ma tante… elle rit jaune… elle grimace…
je déclenche un fou rire, j'ai un mal fou à me contenir, ma tante aussi. Sacrilège ! Rire dans un cimetière, fou rire face aux vieux os blanchis
d'un mort !
www.ac-nancy-metz.fr
Heureusement pour moi, aucune fidèle paroissienne ne fut témoin de cette scène ubuesque… j’imagine parfaitement les bigotes nous menaçant des foudres de l’enfer !

– Bon ! Alors… lequel vous préférez ?
– Ben… je ne sais pas… comment savoir quel crâne est celui du grand-père ?
– Celui-ci a une trace… là… il doit s'agir d'un impact de balle… mais ce n’est pas certain…
– C'est délicat… Et si on se trompe ?

Je scrute le visage de ma tante qui n’en mène pas large…
– Je crois que le mieux… c'est de prendre les deux
– Vous prenez les deux alors ?

On se croirait à la foire, au marché, dans un souk en train de marchander. Incapables
de différencier, de choisir, on s’approprie les deux ! Deux crânes pour un seul corps !
Que dirait pépé ? Que dirait mémé, ma mère, les gens ? Et puis d’abord qu’est-ce qui nous prouve que ce sont bien les os du grand-père, inhumé à l’époque dans le « carré des indigents » ?

 
www.lescale.net

Concertation avec ma tante :
– Il ne faudra le dire à personne.C’est décidé, ce sera notre secret. Trop choquant de raconter cette histoire invraisemblable, incroyable mais vraie ! Il va falloir mentir par abstention. En attendant, je suis « morte de rire » !

– Vous avez apporté la « boîte » ?

– Oui, bien sûr. Elle est dans le coffre de ma voiture (une vieille 4L Renault, gris délavé, comme
des yeux bleus qui auraient trop pleuré…).
– Amenez la « boîte » ici pour y mettre les ossements.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Retour à la maison avec ma tante et, à l’arrière de la voiture, les « restes mortels » dans
la « boîte » en bois, genre cercueil miniature en bois brut de brut destiné à être réinhumé
le lendemain, à Châteaulin.

Rires nerveux, histériques, tout du long de la route. Humour macabre !

 

Depuis ce jour, au cimetière de Châteaulin, en pays Rouzig, dans la tombe de ma grand-mère – une « borledenn » du pays Glazig – gisent les restes mortels de son mari (mon grand-père)
et le crâne d'un étranger, un strict inconnu !

Peut-être un anglais, un américain… La tête de mort
d’un « allié » dissociée du reste de son squelette.
Dissocié de son pays, de ceux qui l’aimaient, qu’il aimait...
Égaré ici, en Bretagne, à la pointe du Finistère. Perdu. Oublié.

Transporté de cimetière en cimetière, du pays Glazig au pays Rouzig, en attendant de terminer sa course au crématorium avec les « restes mortels » de notre famille afin de se métamorphoser en cendres pour jeter dans la mer.

Ainsi, pas de risque de se tromper, plus de trace, aucun « reste mortel »… Et puis, les cimetières c’est démodé : ce n’est pas hygiénique, ça ne respecte pas l’environnement des vivants !
Un jour, il y aura une loi pour interdire d'enterrer les morts, rendant la crémation obligatoire !

Peut-être un anglais, un américain
Sans nom, soldat inconnu sans triomphe, tombé au champ d’horreur,
il n’est rien, personne !

Mais il demeure en ma mémoire. C’est mieux que rien !
 
 
 
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Dernière mise à jour lundi 29.01.2018 11:37
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