Monsieur le Professeur,
Fort du courage que je puise dans l’article 11 de notre Déclaration des Droits de l’Homme qui caractérise la liberté d’opinion comme l’un des biens les plus précieux de l’Homme, à condition d’avoir la liberté de la communiquer, le modeste et obscur amateur d’histoire de l’antiquité que je suis s’autorise à s’adresser à l’éminent et prestigieux spécialiste que vous êtes. L’occasion m’en est fournie, en particulier, par les propos que vous avez tenus le 3 décembre 2008 sur la chaine de télévision ARTE au sujet de l’incendie de Rome par ceux qui auraient été les chrétiens. Mais l’ensemble de mes remarques pourraient s’étendre à l’ensemble de vos prestations dans le cadre de cette série d’émissions, intitulée APOCALYPSE, due aux auteurs-réalisateurs Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, proposée aux téléspectateurs du 3 au 20 décembre 2008 et même à votre ouvrage paru en 2007, intitulé « Quand notre monde est devenu chrétien : 312-394 », qui m’avait déjà donné l’envie de vous écrire.
L’idée générale que je veux défendre est que la présentation qui est couramment faite des origines du christianisme à l’heure actuelle en France est gravement fautive par rapport aux exigences de la méthodologie historique et que vous participez à la diffusion d’une connaissance biaisée avec toute l’autorité qui est la vôtre et celle de l’Institution que vous représentez.
Si j’étais aujourd’hui étudiant dans une unité de recherche que vous dirigeriez, je me demande, monsieur le professeur, dans quelle mesure j’aurais la liberté de vous exposer en quoi je considère la présentation qui est couramment faite des origines du christianisme comme particulièrement faussée, ou pour s’en tenir à un très court exemple, pourquoi j’ai l’intime conviction qu’il n’y avait pas de Chrétiens à Rome en l’an 64 de notre ère, et que, par conséquent, Néron n’a pas pu leur imputer l’incendie de la Ville, auquel il aurait lui-même procédé.
Comme il ne s’agit, en l’occurrence que d’un exemple, mais aux conséquences extrêmement importantes, vous me permettrez de l’insérer dans des considérations plus générales, seraient-elles un peu longues. Et d’abord, votre dernier livre :
« Quand notre monde est devenu chrétien : 312-394 ». Comment, en le lisant, ne pas avoir en tête votre premier paru en 1971, qui s’intitulait « Comment on écrit l’histoire » qui vous avait valu la notoriété immédiate et, entre autres distinctions, celle d’être salué par un autre éminent esprit, Michel de Certeau, comme l’homme qui contribuait à « décoloniser l’histoire ». Loin de moi l’idée de contester les mérites de ce fameux ouvrage. Mais au vu de ce que vous avez écrit par la suite, et notamment ce dernier livre sur les racines chrétiennes de l’Europe, force est de constater que si vous fûtes, en d’autres temps, celui qui contribua à décoloniser l’histoire, vous n’êtes certainement pas celui sur qui il faut compter pour « dé-théologiser » l’histoire des origines du christianisme, qui en aurait cependant besoin.
Vous avez pu être amené, déjà, à penser, monsieur le Professeur, qu’une intention idéologique pouvait en ce moment guider ma plume. Vous auriez, en ce cas, tout-à-fait raison. Oui, les critiques que je vais me permettre de vous faire, sont inspirées par une idéologie, une idéologie qui ne refuse pas de s’assumer, l’idéologie laïque, l’idéologie républicaine selon laquelle il est légitime de s’opposer à une idéologie adverse, serait-elle dissimulée, mais suffisamment forte encore pour imposer insidieusement des règles et des normes dont l’idéal scientifique de l’histoire aurait dû, depuis longtemps, avoir triomphé.
Prenons, par exemple, les deux dates qui entourent le titre de votre ouvrage : 312 et 394. Le choix qui vous les a dictées relève, naturellement, de votre liberté. Je ne vais pas venir dire qu’il y aurait un mot d’inexact dans toutes les pages où ces deux dates sont expliquées (c’est-à-dire, tout le livre) : 312, la bataille du Pont Milvius que gagne Constantin contre son rival Maxence, ce qui, selon vous, déclenche le processus d’accession du christianisme au statut de religion d’Etat, processus qui sera achevé, toujours selon vous, lorsque surviendra, en 394, la bataille de la Rivière Froide, par laquelle Théodose triomphera d’Arbogast. Qui oserait dire que cela n’est pas vrai ? Mais lequel de vos lecteurs saura, à moins d’être déjà bien au courant, par d’autres lectures de l’histoire du IVème siècle, que vous auriez pu tout aussi bien, et peut-être dû plutôt, choisir d’autres dates et d’autres événements, ce qui n’aurait pas manqué de déboucher sur d’autres conclusions et de donner, plus généralement, une toute autre tonalité à votre livre. Par exemple, plutôt que 312, vous auriez pu choisir 325 et la convocation par Constantin du Concile de Nicée, parler du rôle qu’il y joue, des conclusions qu’il en tire qui contribueront à former le Credo des chrétiens. Vous auriez pu, pour clore le livre, choisir le 28 février 380 et l’Edit de Thessalonique qui est l’Acte de naissance des « Catholiques Chrétiens », ou quelque semaines plus tôt la formation chrétienne accélérée de Théodose (décembre 379-janvier 380), et finalement son baptême par l’évêque nicéen Acholius qui valut sans doute au christianisme que nous connaissons d’être nicéen plutôt qu’arien.
Souvent, l’histoire tient à peu de choses. Ce qui était, d’ailleurs, votre conclusion, mais présentée très différemment. A tel point, qu’en refermant votre livre, je m’étais dit : on aurait pu le sous-titrer : « Comment Paul Veyne écrit l’histoire ».
Mais, en vous entendant, le 3 décembre, dans le cadre des émissions d’Arte, parler de l’incendie de Rome telle que relatée par Tacite et tous les propos de vos éminents collègues qui allaient dans un sens identique, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander : comment les historiens lisent-ils les documents sources de l’histoire ?
Voulant sans doute mettre un peu d’humour dans un sujet qui, de fait, ne se caractérise pas par sa légèreté, vous êtes venu dire que les villes brûlaient assez facilement dans l’antiquité, qu’il y avait eu plusieurs incendies de Rome, etc, etc. Vous avez aussi confirmé au passage qu’avec cette mention de Tacite nous possédions la preuve d’une présence précoce du christianisme à Rome. J’ai lu, comme vous, les annales de Tacite et le passage en question, au chapitre XLIV de ses Annales ainsi que ce que, traditionnellement, on considère comme une confirmation, c’est-à-dire la Vie des Césars de Suétone (XXVI, 2). Je sais que la théorie de la persécution des Chrétiens par Néron, suite au reproche qu’il leur aurait fait d’avoir incendié Rome n’est pas à proprement nouvelle puisque l’écrivain ecclésiastique Tertullien la reprend à son compte quand il s’adresse aux « gouverneurs des provinces » dans sa fameuse « Apologétique » (V, 3), écrite vers la fin du IIème siècle.
Je sais aussi qu’il y a des erreurs qui ont la vie dure ; spécialement quand on ne fait rien pour les éliminer ou quand on fait tout pour les entretenir. Je prétends que dans d’autres documents et pas n’importe lesquels puisque je pense au Nouveau Testament nous avons la preuve, quasi-irréfutable, qu’il n’y avait pas de chrétiens à Rome en 64, ou en tous cas en nombre tellement infime qu’il était impossible qu’ils représentassent la moindre gêne pour Néron et même qu’il était très peu vraisemblable qu’il en ait entendu parler. En revanche que Tacite, qui écrivait plus de 60 plus tard, ait entendu parler des « chrétiens » (si, du moins on peut traduire ainsi le latin
« christiani »), c’est tout-à-fait possible et que, lui, les connaissant, il ait estimé que Néron les connaissait, c’est vraisemblable.
Mais les raisons de penser que les chrétiens étaient inconnus à Rome sont autrement puissantes. Evidemment, le fait a des conséquences d’une extrême importance. On comprend
parfaitement que les théologiens qui se piquent de fonder leur théologie dans l’histoire éprouvent la plus grande résistance à seulement envisager le fait d’une absence de chrétiens. Mais il ne me semble pas acceptable que les historiens non engagés confessionnellement leur prête main-forte dans ce combat d’arrière-garde de l’obscurantisme.
Conséquences extrêmement importantes, car admettre que le Nouveau Testament lui-même nous montre que les chrétiens n’étaient pas présents à Rome en 64, qu’en général la lecture de ce texte est mal faite, sans parler d’autres tels que l’Apologétique de Tertullien et encore combien d’autres. Incidemment, il ne faut pas oublier que la supposée présence dans la capitale romaine à cette époque non seulement de chrétiens, mais de Pierre et Paul en personnes, est un élément jugé déterminant dans le très complexe problème de la datation des Evangiles. Je n’entrerai pas dans ces considérations, précisément, en raison de la complexité, mais qu’il soit dit, pour mémoire, qu’il s’agit là d’un des éléments qui permettent (comme d’habitude en négligeant beaucoup d’autres) de dater la rédaction des évangiles de la seconde moitié du 1er siècle.
Nous assistons aujourd’hui à une extraordinaire dérive du discours historico-théologique sur les origines du christianisme, je dirai même une perversion. Alors même qu’une série d’émissions comme celle de Mordillat et Prieur prétend faire toute sa place à l’esprit critique, voire conclure sur des positions défavorables à la théologie, c’est précisément l’esprit critique qui est étouffé et les bases les plus fragiles de la construction historico-théologique qui en sortent renforcées.
Les producteurs mettent en contact un groupe compact de théologiens auquel vient prêter son aide un petit nombre d’historiens, sans que l’on puisse distinguer les uns des autres avec pour résultat que le public va être amené à penser que les théologiens ont une démarche scientifique puisque celle des historiens ne diverge pas essentiellement. En quelque sorte, il s’agit que le discours des historiens laïcise le discours des théologiens, alors que c’est le discours des théologiens qui christianise celui des historiens. Comment ne pas croire que ceux-ci soient consentants ? Mais aussi comment imaginer qu’il puisse en être autrement ? Si les historiens entreprenaient de dévoiler tout ce que les positions de la théologie ont d’intenable en histoire, il s’ensuivrait une redoutable polémique, pour ne pas dire une véritable croisade contre les derniers bastions de l’obscurantisme. En attendant ces bastions résistent et servent de base de départ à des conquérants d’un nouveau genre animé par l’idéal d’une nouvelle évangélisation que Jean-Paul II naguère appelait de ses vœux.
Eh bien soit ! Que le IIIème millénaire soit le cadre d’une nouvelle évangélisation, à la seule condition que soient connues les conditions réelles dans lesquelles furent faites la première. Ce
n’est pas ce chemin-là qu’Arte a pris, sous la houlette de Mordillat et Prieur, entre le 3 et le 20 décembre 2008.
Non seulement, la technique utilisée dans ces émissions est faite pour donner l’impression que les théologiens de telle ou telle obédience sont d’accord avec les historiens non engagés
confessionnellement et salariés par une institution laïque, mais elle donne l’impression, par l’addition des différents monologues, que les théologiens sont d’accord entre eux. En effet, l’intervention de l’un succédant à celle de l’autre, la conforte et la complète. On ne serait pas long à se rendre compte, s’ils dialoguaient, qu’ils ne sont d’accord sur rien. Comme d’ailleurs, de toute l’histoire du christianisme, les théologiens ne l’ont été. Ils ne sont d’accord que sur un seul point, mais ce point est décisif : respecter les tabous sur lesquels leurs discours respectifs se fondent.
Comme disait, en d’autres temps, Voltaire :
Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense.
Notre crédulité fait toute leur science.
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Nos théologiens, quant à eux, sont plus à l’aise pour exprimer leur foi, au demeurant respectable, quand elle ne prend pas pour base une histoire faussée qu’ils continuent à fausser pour les besoins de leur cause ; ils sont plus à l’aise, donc, quand les producteurs de l’émission prennent
le parti de cacher qui est prêtre, qui est pasteur, qui est rabbin et qui est professeur d’une université laïque de la République française.
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Sachant que l’un des intervenants, tel que Daniel Marguerat, en arrive maintenant à dire – sans jamais rencontrer la moindre contradiction – que Jésus de Nazareth est le personnage de l’antiquité sur lequel nous sommes le plus documentés, sachant que, très régulièrement, il est présenté comme un « expert mondial », il pourrait être pertinent de signaler que cette sommité internationale est aussi, non seulement professeur de théologie à la Faculté protestante de Lausanne, mais pasteur de l’Eglise évangélique luthérienne réformée, qui ne figure pas parmi les tendances les plus progressistes du protestantisme, c’est le moins qu’on puisse dire.
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Revenons à la présence des Chrétiens à Rome, l’une des intervenantes, Madame Paula Fredriksen, de la Boston University, signalait qu’à ce sujet nous disposions de deux sources, l’une chrétienne, constituée par les Actes des Apôtres, l’autre profane, constituée par les textes de Tacite et de Suétone. Il était implicitement évident que les sources chrétiennes, au moins sur ce point étaient vraies, puisque les sources profanes le confirmaient. Exactement comme, d’un point de vue plus global, le point de vue des théologiens serait vrai, puisque le point de vue des historiens le confirmerait.
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L’ennui, pour cette thèse, si on la regarde de près, c’est que si, effectivement, la présence des chrétiens à Rome est bien affirmée par les textes de Tacite et de Suétone, très étrangement, c’est justement la source chrétienne, en l’occurrence, le dernier chapitre des Actes des Apôtres qui obligent à considérer qu’il n’en est absolument rien.
Monsieur le Professeur, je ne voudrais donner à mon épitre la longueur de celles de Paul. Je n’ai pas son génie, et je ne cherche nullement à mettre en circulation une croyance nouvelle.
Je voudrais simplement rendre au rationalisme ses droits à examiner les textes religieux et c’est déjà une mission passablement difficile, à laquelle je crains de ne pas suffire.
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J’aurais donc voulu vous lire de larges extraits de la fin des Actes des Apôtres, tout ce qui va du moment où Paul est mis en procès, à Jérusalem, jusqu’au moment où il arrive à Rome et où
les Actes se terminent. Ce serait trop long. Heureusement, le texte est d’un accès facile et chacun pourra s’y reporter. Je me contenterai donc de quelques références.
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D’abord signaler le fait que, devant ses accusateurs, Paul se présente, non pas comme un chrétien, non pas comme le fondateur d’une religion nouvelle, mais comme un pharisien, solidement ancré dans la tradition : « Frères, Je suis pharisien, fils de pharisien », dit-il au verset 6 du chapitre 23 des Actes, s’adressant aux membres du Sanhédrin, c’est-à-dire à la plus
haute autorité juive. Il ne dit pas : « J’étais », mais « je suis. » Je sais bien que l’un des historiens spécialistes en France des origines du christianisme, et non des moindres, par son statut – malheureusement absent de cette série d’émissions – prétend que le christianisme primitif s’est développé à l’intérieur du judaïsme, mais il ne peut défendre ce paradoxe (avec deux ou trois autres) tels que prétendre que l’on peut remonter de la tradition à l’histoire) qu’en mobilisant toutes les ressources de la dialectique, dont il croit être un champion. Il n’est pas difficile de déstabiliser sa stratégie en recourant à ces mêmes sources qu’il prétend défendre.
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C’est ainsi qu’au « mouvement de Jésus » , ou au « mouvement des disciples de Jésus » deux expressions qu’à la suite d’un certain nombre d’historiens anglo-saxons il affectionne d’utiliser, - et que l’on ne trouve absolument dans aucun texte de l’antiquité, on peut – et même on doit - préférer l’expression de « secte des Nazoréens » qui se trouve un peu partout et pour commencer, cette occurrence qui s’applique à Paul : « Nous avons découvert que cet homme était une peste, qu’il provoquait des émeutes parmi tous les Juifs du monde et que c’était un chef de file de la secte des Nazoréens ». (Actes, 24, 5).
Le qualificatif, de « Nazoréen » bien entendu, s’applique en tout premier lieu et à maintes reprises
à Jésus et Pierre, dans les Actes ne craint pas de l’employer, quand illuminé par l’Esprit
à la Pentecôte, il s’adresse à la foule en ces termes : « Israélites, écoutez mes paroles (…) Jésus le Nazoréen (…) Dieu l’a ressuscité ». (Actes, 2, 22)
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Transportons-nous à Rome, environ une trentaine d’années plus tard, à l’époque qui nous intéresse, disons entre 60 et 64. Je rappelle que, s’il existait des Chrétiens à Rome, ce serait du fait de l’action de Pierre, selon une tradition dont je signale qu’elle n’apparaît dans les textes que fort tard, en tous cas nullement dans les Actes des Apôtres où Pierre semble complètement oublié à partir du milieu du chapitre 12, après une évasion merveilleuse d’une prison et sur ces mots. « Qu’est-ce que Pierre avait bien pu devenir ? » (Actes, 12, 18) C’est en effet ce que l’on se demande, ou plus exactement ce que tous les théologiens, comme un seul homme, nous invitent très fortement à surtout ne pas se demander.
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En tous cas, il ne semble pas être à Rome quand Paul, finalement, y parvient. En tant que citoyen romain, prisonnier à Jérusalem, puis à Césarée, Paul a demandé à être transféré à Rome pour comparaitre devant l’Empereur. Sa captivité à Césarée a duré deux ans. Puisqu’il est un grand spécialiste de la correspondance, il a eu largement le temps de prévenir Pierre qu’il allait arriver. Pierre ne se déplacera pas. Ce ne sont pas les détails qui manquent sur le voyage de Paul et ses escales : Malte, Syracuse, Reggio, Pouzzoles. Nous savons même que le navire qui le transportait avait pour enseigne les Dioscures. Nous connaissons son port d’attache : Alexandrie. C’est dire que les détails ne sont pas épargnés. Ce qui veut dire que si, à l’arrivée, la présence de Pierre n’est pas mentionnée, c’est qu’il ne fait pas partie du comité d’accueil. Mais le comité d’accueil existe. (Actes, 28, 14-16). L’arrivée se fait en différentes phases : trois jours après s’être installé, Paul invite les notables juifs à se réunir au domicile qu’il s’est trouvé. (Actes, 28, 17). Les notables, cela signifie, de quelque manière, les chefs de la communauté juive de Rome, en tous cas des gens qui ne peuvent pas ne pas être informés de la vie de leurs coreligionnaires juifs de Rome. Paul, apparemment, entreprend de les gagner à sa cause, cela peut toujours servir, puisqu’il est en procès : il n’a jamais rien fait de mal, il a été, en Judée, victime de mauvais bruits. Il est, en réalité, « porteur de l’espérance d’Israël ». (Actes, 28, 20). Les notables juifs ne semblent pas passionnés par son cas personnel, en tous cas, ils n’ont aucun préjugé contre lui (Actes, 28, 21). Autre chose les intéresse beaucoup plus, c’est la secte que Paul représente, dont ils ont vaguement entendu parler : « Nous demandons à t’entendre exposer toi-même ce que tu penses, car pour ta secte, nous savons bien qu’elle rencontre partout de l’opposition ». (Actes, 28, 22)
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La secte à propos de laquelle les notables Juifs demandent à Paul de les informer, ce n’est pas la secte des chrétiens. Ce n’est pas le « mouvement de Jésus » ou le « mouvement des disciples de Jésus », c’est, évidemment, la secte des Nazoréens, dont Paul est un chef de file.
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Cette secte des Nazoréens est, sans doute assez nombreuse, dans l’ensemble de la Diaspora, pour qu’à Rome on sache qu’elle « rencontre partout de l’opposition ». Mais elle n’est pas assez nombreuse à Rome même pour que les notables juifs s’informent sur ses tenants et ses aboutissants auprès de des responsables eux-mêmes de ladite secte. Il faut qu’il en arrive un de Palestine pour qu’ils aient la chance de pouvoir se renseigner.
En outre, la secte en question, quelles que soient les ressources dialectiques et rhétoriques qu’on puisse être capable de mettre en œuvre, n’est ni un « mouvement de Jésus », ni une secte de
« chrétiens ».
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Rien n’est plus difficile à prouver que l’absence de quelque chose. Il peut y avoir des chrétiens
à Rome, entre 60 et 64, puisque selon la tradition, l’épisode prend place dans cet ordre chronologique. Pierre séjourne-t-il peut-être discrètement dans une lointaine banlieue, puisque la tradition affirme qu’il s’y trouve et qu’il sera, - ainsi que Paul qui, quant à lui, s’y trouve effectivement (logeant dans une maison où il reçoit) -parmi les victimes de la persécution déclenchée après le 16 juillet 64, par Néron en représailles de l’incendie qu’il aurait lui-même allumé.
Cela ferait donc, si l’on veut souscrire à la démarche théologique, au moins deux chrétiens. Il n’est pas du tout impossible qu’il y en ait quelques autres dans l’entourage immédiat de ces deux-là. Ce qui me semble impossible à l’historien d’admettre c’est que, si les notables juifs sont dans une telle ignorance, l’empereur Néron aurait pu être aussi bien informé et surtout s’être senti gêné par le nombre de ces adeptes, s’être senti menacé par le côté subversif de la nouvelle doctrine, au point de décider de les éliminer.
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Ce qui est, en revanche, vraisemblable, c’est que Néron ait été gêné par les Juifs, qu’il les ait accusés de l’incendie et qu’il les ait persécutés en 64, comme son prédécesseur, Claude, avait expulsé les Juifs de Rome quinze ans plus tôt, en 49, selon ce que nous dit Suétone, qui suppose que la cause serait l’agitation dans la communauté juive soulevée par un certain
« Chrestos » (Vie de Claude, 25, 4). Qu’il y ait eu, parmi les Juifs expulsés de Rome en 49, un certain nombre – non pas de « chrétiens » mais – de « messianistes » ; c’est tout-à-fait vraisemblable.
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Mais il n’y a pas non plus, à proprement parler, une « secte messianiste » à Rome, ni où que ce soit dans la diaspora, car les sources les mentionneraient. Il y a, certes, des sectes, plutôt nombreuses, bouleversées par le messianisme ; mais c’est tout autre chose : Les sources font référence à une dynamique messianiste, à une idéologie messianiste, à des rumeurs diverses et variées concernant le Messie, incarné selon les auteurs en tel ou tel personnage. Mais, de secte messianiste, point. La série d’émissions de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur a focalisé sa publicité sur le thème de la « secte juive », très minoritaire qui finalement va s’emparer de l’Empire et ainsi forger le destin de l’Europe. Mais il n’y a pas plus de secte juive que de secte messianiste. En revanche, il y a dans le judaïsme, judaïsme palestinien réservé aux seuls juifs et judaïsme de la diaspora ouvert aux païens, appelés « prosélytes », un certain nombre de sectes dont la plupart vont, effectivement, être affectées, voire bouleversées par ce que l’on pourrait appeler la querelle du « messianisme ». Il est courant de mentionner les sectes que signale l’historien juif Flavius-Josèphe : les Sadducéens, les Pharisiens, les Esséniens, les Zélotes . Mais il y en a bien d’autres que l’on ne mentionne pas. Deux auteurs du IIème siècle, Hégésippe et Justin, en citent toute une série qui donne, avec celles de Josèphe, presque l’impression d’un pullulement, sans qu’on sache presque rien d’elles : les Génistes, les Galiléens, les Helléniens, les Baptistes, les Samaritains, les Masbothéens. Les Nazoréens n’apparaissent que chez des auteurs du IVème siècle : Epiphane (Panarion 29, 9) et Jérôme (Lettre à Augustin n° 112).
Les Nazoréens d’Epiphane et de Jérôme leur sont contemporains, mais comme ils sont également mentionnés dans les quatre évangiles – et de quelle façon ! – force est de penser qu’ils ont une existence assez ancienne. Ce n’est pas gênant pour l’historien, mais c’est très gênant pour le théologien – et c’est pourquoi l’on n’en parle pas – que de prendre acte du fait que Jésus était membre d’une secte qu’il n’avait même pas fondée.
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Monsieur le Professeur, j’aurais aimé vous dire encore beaucoup de choses. J’aurais aimé vous parler de la datation des évangiles. La datation des évangiles dits canoniques ; la datation respective des évangiles dits apocryphes.
J’aurais aimé vous parler de la littérature apocalyptique juive et de la place de l’Apocalypse dite de Jean dans celle-ci.
J’aurais aimé vous parler de la littérature dite chrétienne primitive.
J’aurais aimé vous parler de l’historicité de Jésus de Nazareth et de l’historicité du Nazareth de Jésus.
J’aurais aimé vous parler du Testimonium Flavianum et surtout du fait que de récents travaux universitaires français démontreraient son historicité et, par conséquent, l’historicité de Jésus.
J’aurais aimé vous parler de la différence entre le Christ de la foi et le Jésus de la réalité, et chercher avec vous si Jésus avait pu donner naissance au Christ ou si le Christ avait pu donner naissance à Jésus.
J’aurais voulu réfléchir avec vous à ce qu’implique le fait de parler continuellement des auteurs Matthieu, Marc, Luc et Jean et de leur œuvre, comme peut-être les historiens du futur parleront des oeuvres du Paul Veyne, Maurice Goguel, Prosper Alfaric ou Paul-Louis Couchoud.
J’aurais aimé qu’une fois ou l’autre, dans les douze émissions, il fut prononcé le mot de pseudépigraphie et qu’une fois ou l’autre le fait fût acté que ces quatre évangiles sont des textes écrits on ne sait par qui, on ne sait quand, on ne sait où et on ne sait même pas en quelle langue.
J’aurais aimé que nous parlions de l’énigme qui fait qu’il faille attendre l’an 180 pour qu’un premier auteur chrétien (Irénée) cite les noms des quatre évangiles, mais à peu près rien de leur contenu factuel et qu’il faille attendre aussi tard que le IIIème siècle pour qu’un autre auteur (Origène) montre le premier qu’il a en main les textes évangéliques à peu près semblables à ceux que nous connaissons.
J’aurais aimé, au lieu de vous entendre faire de l’humour sur l’incendie de Rome, vous entendre parler de la confrontation que vous connaissez bien, sous la gouverne des Romains, du judaïsme, de l’hellénisme et de l’orientalisme.
J’aurais aimé que vous nous parliez de la fonction religieuse des philosophies dans l’antiquité et de la fonction philosophique des religions, également du moyen platonisme et du néo-platonisme, du stoïcisme dans le christianisme, de la nouvelle sophistique et de l’éclectisme illustré par Cicéron.
Souvent, je me suis demandé si le plus grand des crimes du christianisme nemardi 30.01.2018 16:38ition">l’Inquisition ou les Croisades, d’avoir détourné le cours de la pensée au profit d’un courant de pensée.
J’aurais aimé qu’il soit question de ce qu’il est convenu d’appeler le « prosélytisme juif » tel qu’on le connaît deux siècles avant Jésus-Christ et tel qu’il existe encore, en faiblissant, un siècle ou deux après Jésus-Christ.
J’aurais aimé que vous nous disiez comment s’articulaient les notions d’apocalypse, d’eschatologie et de messianisme. Etc.
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Tous les gravissimes problèmes qui se cachent derrière ces questions et que vous connaissez bien ne se disent pas parce qu’ils sont l’objet d’autant de tabous. C’est par la pratique systématique du tabou, ou du non-dit, que se maintient en place le paradigme historico-théologique qui, hélas, sert de base à la foi honnête et sincère de tant de croyants. Le paradigme historico-théologique est un colosse aux pieds d’argile. La déconstruction du christianisme sera douloureuse, mais elle est nécessaire pour que survive ce que le christianisme a de meilleur, c’est-à-dire : ses croyants qui sont les véritables fondateurs d’une fondation qui n’en finit jamais de se fonder et de se refondre. Quand les théologiens veulent faire partir l’histoire du christianisme de Jésus de Nazareth, ils la font – hélas ! – finir avec Benoit XVI. Quand ils voudront enfin la faire partir du Christ, en reconnaissant, bien sûr, que le Christ précède de beaucoup Jésus, ils la feront finir avec la Bonne Nouvelle, qui est le Salut.
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Je m’en voudrais, monsieur le Professeur de terminer ma lettre sur des considérations de théologie, puisque vous êtes historien. Je pense que le paradigme historico-théologique est un scandale pour l’histoire, étant donné l’époque où l’on est et tous les efforts qui furent faits dans le passé pour dégager la religion de la fausse science ; une mauvaise chose, d’autre part, pour la religion elle-même. Je n’ai pas à dire à l’Eglise de France comment elle doit enseigner l’histoire des origines du christianisme dans ses propres universités et ses propres facultés.
Mais, en tant que citoyen, je crois que j’ai le droit de dire qu’un certain nombre de livres d’histoire des origines du christianisme, signés de professeurs d’universités de la république française laïque, pêchent par une sorte d’inféodation à la théologie, livres qui, en outre, servent de base à la grande majorité des manuels scolaires où l’on présente l’histoire des religions, notamment à destination de la classe de sixième. Depuis les hautes sphères de l’enseignement et de la recherche jusqu’aux humbles degrés de l’éducation des enfants, l’histoire n’a pas à faire allégeance aux injonctions de « L’instruction sur la vérité historique des évangiles », publiée le 21 avril 1964 par la Commission Biblique Pontificale. Tout particulièrement quand on réalise quelle conception l’Eglise se fait de l’histoire en lisant l’article 639 du catéchisme de 1992 :
« Le mystère de la résurrection du Christ est un événement réel qui a eu des manifestations historiquement constatées comme l’atteste le Nouveau Testament ».
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Dans un simple article, à la fois, est déclarée historique la Résurrection et historique aussi le Nouveau Testament. Quelques articles plus loin, un nouveau pas est franchi, un véritable bond épistémologique, devrais-je dire. C’est l’article 653 : « La vérité de la divinité de Jésus est confirmée par sa résurrection ». Etant donné que la Résurrection est prouvée historiquement, il en résulte que la vérité de la divinité de Jésus est une vérité historique ?
Qu’est-ce qui peut arrêter les historiens-théologiens quand ils viennent encore dire, comme dans l’article 1210, que les sept sacrements, dont l’extrême-onction, l’ordre et le mariage, ont été institués par le Christ ?
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Certes, nous n’avons pas entendu cela ; mais nous n’avons pas entendu non plus dénoncer cette conception aberrante de l’histoire qui fait sentir ses effet, je le répète, jusque dans nos manuels scolaires. Nous avons entendu de savantes analyses de la « conversion » de Constantin et de doctes réflexions sur la sincérité et la profondeur de sa foi ; mais rien à propos de celle de Théodose ni du stage de rattrapage qui le fait devenir chrétien.
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Bien entendu, une émission entière sur les 12 a été consacrée à renforcer la thèse selon laquelle c’est avec Constantin que le christianisme devient religion d’Etat, même si un intervenant a glissé dans sa moustache que le christianisme était seulement devenu religion privilégiée. Un autre a reconnu, (comme le lion des Animaux malades de la peste qui avoue, entre deux quintes de toux, qu’il a parfois «aussi avalé le berger ») que « dans certains cas les hérétiques sont passibles de mort ». Dans certains cas ? A vrai dire, ces cas étaient beaucoup plus fréquents qu’il n’est compatible avec une religion d’amour. Tel autre intervenant consent bien à dire que c’est avec Théodose que le christianisme devient religion d’Etat – mais il oublie de dire que par la même décision, c’est-à-dire l’Edit de Thessanolique du 28 février 380 – l’orthodoxie est fixée et, cela, par un chrétien de fraîche date qui est empereur depuis guère plus longtemps.
Une émission entière, la 10ème sur les 12 va être consacrée à Saint Augustin. Vous savez fort bien, monsieur le Professeur, que l’évêque d’Hippone n’a absolument pas joué le moindre rôle dans l’établissement du christianisme. Oui, au fil des conciles des siècles suivants, et par les références de plus en plus régulières à son œuvre (et par voie de conséquence à Saint Paul) Augustin a joué un rôle essentiel dans la constitution de la théologie et la vie interne de l’Eglise, mais il ne pèse d’aucun poids dans la suite des événements politiques qui forgeront la puissance de l’Eglise.
Dans cette 10ème émission, nous avons quitté le mixte historico-théologique dans lequel nous étions depuis le début pour 50 minutes de théologie pure et dure. Sans que les téléspectateurs aient le moindre soupçon du changement de genre, pour la simple raison que les genres se trouvent dès l’origine complètement mélangés.
« Quand placer l’an zéro du christianisme ?» Telle fut la question qui clôtura cette 10ème émission. Et la voix-off prolongea son interrogation : au moment de la naissance de Jésus de Nazareth ? ou bien quand Théodose « obligea » l’Empire à adopter la religion chrétienne ? J’ai tout de même apprécié le verbe « obliger », tant je suis las d’entendre que, sous Théodose le christianisme devint la religion officielle de l’Empire. Il aurait pu devenir la religion officielle, comme on le répète aujourd’hui dans le paradigme historico-théologique sans être pour autant une religion obligatoire, et surtout sans être la seule admise à exister (exception faite du judaïsme toléré, sans doute, précisément pour sa proximité avec le christianisme).
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Je crois qu’il ne serait pas inutile de dire, en bonne méthodologie historique, que la naissance de Jésus est une hypothèse, uniquement dépendante de la valeur historique que l’on veut attacher aux quatre évangiles dits canoniques, tandis que l’Edit de Thessalonique est un document historique dont on ne peut raisonnablement mettre en doute l’authenticité. De plus, même si la thèse de l’existence historique de Jésus est adoptée, il reste à prouver qu’il est, effectivement, le fondateur du christianisme. Certains historiens, même dans les milieux proches de la théologie, le contestent.
D’autres en sont certains (les mêmes qui sont certains qu’il a fondé les sept sacrements).
D’autre part, si l’on veut se faire une opinion sur la possibilité que l’Edit de Thessalonique soit l’Acte de naissance du christianisme, la première chose et avant tout, et surtout avant de plaquer dessus des commentaires, c’est de le lire, ainsi qu’un certain nombre d’articles qui le suivent dans le Code Théodosien. A ce moment-là, il faut s’apprêter à faire face à une réalité extrêmement dure à concevoir si l’on est, en ce début du IIIème millénaire, sincèrement chrétien : c’est que le christianisme s’est mis en place dans des conditions qui sont particulièrement difficiles à concilier avec la foi en ce Dieu bon qui est à la fois Père, Fils et Esprit.
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Ce qui apparaît aux yeux du croyant atterré – et beaucoup ont perdu la foi sur ce constat – c’est que le quatrième siècle est le siècle de la naissance du christianisme. Il n’y a pas que Constantin, Théodose et Augustin dans ce siècle. Il y a surtout une formidable et insoutenable transformation. La religion qui était, au début du IVème siècle interdite et persécutée est à la fin du siècle non pas officielle mais obligatoire et surtout, elle persécute. Pour expliquer ce changement, il faut d’autres propos que ceux qui ont été tenus dans l’émission APOCALYPSE d’Arte sur Constantin, Théodose et Augustin.
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Le jour où l’on voudra bien reconnaître que le christianisme naît à la fin du IVème siècle, il faudra opérer une révision dans le vocabulaire couramment utilisé par l’histoire. On parlera des messianistes de Rome, accusés d’avoir incendié la ville et persécutés par Néron. De même que la fameuse phrase d’Actes, chapitre 11, verset 26 : « Et c’est à Antioche que, pour la première fois, le nom de « chrétiens » fut donné aux disciples » devra se lire « Et c’est à Antioche que, pour la première fois, le nom de « messianistes » fut donné aux disciples.
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Comment appellera-t-on, alors, le « mouvement de Jésus » que certains historiens continueront à voir à l’œuvre, aux 1er, 2ème et 3ème siècle, si Jésus n’a pas fondé le Christianisme ? Messianiste peut convenir pour le premier siècle, mais plus difficilement pour la suite, la situation se complique : il n’est plus seulement question de Messie ou de fin du monde, mais de bien d’autres choses. J’ai trouvé une réponse possible dans le Jésus de Maurice Goguel, référence incontournable en la matière : « Tout ce qui concerne la vie de Jésus, son ministère, son enseignement, son acte et le groupe de disciples qui s’est constitué, appartient non à l’histoire du christianisme mais à sa préhistoire ».
On peut donc répondre complètement à la question posée par l’APOCALYPSE d’Arte : l’an zéro du christianisme, c’est effectivement l’Edit de Thessalonique. En tous cas, en histoire. La naissance de Jésus (fût-ce à Bethléem ? fût-ce à Nazareth ?, du moins si elle eut lieu), c’est l’an zéro du pré-christianisme.
Jean-Paul Yves Le Goff
Philosophe, doctorant en histoire, auteur
Paris 18ème
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